"Les oeuvres aux pieds nus"
On dit d'une œuvre qu'elle avance « les pieds nus » lorsque sa diffusion s'effectue sans publicité, lentement mais sûrement, sans faire de bruit, par la seule volonté ou le seul intérêt du public.
Nul besoin d'opération communication.
Nul besoin de plan marketing.
Nul besoin de paquet cadeau.
Seule la force du propos assure l'adhésion des personnes qui l'entendent et la longévité de cette pensée.
Il s'agit bien là, évidemment, d’œuvres majeures pour l'humanité.
Notre condition, au-delà des civilisations qui se sont succédées, reste éternellement en quête de clés pour assurer sa transition vers un niveau supérieur de développement.
Ces œuvres sont comme des bouées de sauvetage que nous accrochons à notre radeau de fortune, pour rester à flot pendant nos pérégrinations sur la terre mer. Au cours du voyage de l'humanité, elles apportent des idées nouvelles pour nous émanciper des jougs qui nous maintiennent en esclavage. Esclavage vis à vis de nous-mêmes (animalité, égoïsme, résistance au changement) ou servitude vis à vis d'une réalité profondément injuste, pour ne pas dire absurde (dictature, lois économiques, génocides, etc).
Voici quelques exemples d’œuvres au pieds nus.
Leur point commun, la rançon de leur succès, est une parution passée totalement inaperçue au début.
Le livre Le Papalagui de Touiavii
Touiavii, chef de tribu sur une île de Samoa, a visité l’Europe, entre 1915 et 1920, et en a rapporté des notes à l’intention de ses frères des îles, qui ont été publiées en 1920 par Erich Scheuermann. L'objectif du Papalagui était d'informer les peuples d'Océanie des comportements de l'homme blanc, que l'on surnomme Papalagui dans sa langue. Touaivii s'était en effet porté volontaire à la Première Guerre mondiale en Europe, puis il y était resté. Il a ainsi pu observer le mode de fonctionnement de l'homme occidental.
Ce texte est aujourd'hui traduit en plusieurs langues, après avoir traversé le siècle les pieds nus. Il livre un regard extérieur, particulièrement frappant, sur le comportement dominant de l'homme blanc. C'est pour cela et sans avoir recours à la publicité, qu'il est devenu un symbole des déviances du monde occidental.
La Belle Verte, de Coline Serreau
Une autre œuvre suit ce même chemin, les pieds nus ; c'est le film « La Belle Verte » de Coline Serreau, sorti en 1996. "Sous la forme d'un conte philosophique, le film aborde les thèmes aussi divers que l'anti-conformisme, l'écologisme, la décroissance, le féminisme, l'humanisme, le pacifisme, les valeurs sociales ou encore le rejet des technologies nuisibles, par le biais de dialogues ou de situations humoristiques. Les références à la spiritualité New Age sont très appuyées (télépathie, magnétisme, venue sur terre pour aider les humains à s'élever et parler vrai, philosophie de la nature, etc.)" (source Wikipédia).
Très mal reçu par la critique lors de sa sortie, le film fait un flop au cinéma. La réalisatrice avait pourtant reçu trois César, onze ans auparavant, pour le fameux « Trois Hommes et un Couffin » (1985)!
Mais « La Belle Verte » va connaître une deuxième vie. Au départ copié sur cassettes vidéos, diffusé entre amis ou dans les associations, l'arrivée d'Internet va assurer la diffusion internationale du film. Traduit en plusieurs langues, il devient le symbole de l'écologie profonde, des transitions en cours, et l'une des principales sources d'inspiration pour l'écologie communautaire.
Malgré l'échec commercial et l'adhésion populaire spontanée après quelques années, sa réalisatrice n'a pas souhaité partager cette œuvre en autorisant sa diffusion libre. Interdite à la copie, cette œuvre se diffuse donc "les pieds nus" et souvent de manière illégale !
Wikipédia
Avec 400 millions de visiteurs uniques par mois, pour seulement 100 000 contributeurs, wikipédia, l'encyclopédie collaborative internationale en ligne née en 2001 n'a pas eu besoin de se chausser d’apparat pour assurer son succès. Plutôt rapide pour une œuvre aux pieds nus, son appropriation par le public a pu se répandre comme une traînée de poudre grâce à internet. Mais pas seulement. Son succès repose en réalité sur le sens profond de la démarche et l'important service rendu à l'humanité : chacun est dépositaire d'un savoir et peut le partager. Cette œuvre existe et prospère parce qu'elle repose sur une idée fédératrice forte : ériger une cathédrale du savoir que chacun peut visiter mais aussi édifier. L'idée, appuyée par un nouvel outil collaboratif, a fait des petits, instaurant une nouvelle culture, la culture "wiki", celle qui anime les sites communautaires où chacun peut collaborer librement au contenu.
Et tant d'autres
Il existe de nombreuses œuvres qui cheminent pieds nus. Mais il n'y a pas que l'écrit... Des idées avant-gardistes ou des communautés humaines progressent sans se soucier des prétendus impératifs du système marchand.
Parmi eux, le mouvement du logiciel libre, le micro-crédit, l'anthroposophie, la communication non-violente (CNV), le Falung Gong, le mouvement des earthships, qui construisent des éco-lotissements autosuffisants (en énergie et denrées alimentaires). Ces derniers sont présentés dans l'article l'origine des idées.
Le livre Ecopol et le mouvement dont il se fait l'écho avancent aussi pieds nus. Pas d'opération com', pas de proposition révolutionnaire tape-à-l'oeil, seulement la volonté de partager et d'incarner les pratiques communautaires qui ont déjà fait leurs preuves, en proposant un nouveau cadre pour les généraliser.
Alors que le progrès technologique accélère notre capacité de destruction de l'environnement, toute la question est de savoir si ce mouvement atteindra la masse critique de personnes prêtes à s'engager dans le vivre ensemble durable. Il en va cette fois-ci de la survie de l'humanité.