Concurrences déloyales
Cet article est proposé pour engager un débat de fond. C'est l'article le plus dur à écrire de ce livre. Les conclusions me semblent évidentes : partons de zéro pour construire Ecopol. Mais les motifs sont très délicats à exposer car ils ont pour but d'être un message d'espoir, et d'éviter toute discrimination. Vos avis m'intéressent. Postez-les ici : www.ecopol.net -> livre -> Wiki -> article concurrences déloyales -> onglet "discussion"
Sommaire
Pourquoi un lieu nouveau ?
Plus de la moitié des gens sur Terre vivent dans des villes. Alors pourquoi vouloir en construire une de plus ? N'est-ce pas contribuer à dégrader encore plus l'environnement? Non, au contraire. Explications.
N'est-il pas plus simple d'accompagner la transition vers l'écologie dans les villes et villages déjà existants?
Partout le constat est le même. Des succès d'estime exceptionnels. Les énergies renouvelables fonctionnent. L'économie solidaire aussi. Toutes les pratiques durables sont documentées, testées et estampillées "réalistes". Des prix Nobel pour le microcrédit initié au Bangladesh et la reforestation de milliards d'arbres démarrée au Kenya. Mais il y a aussi des freins terribles, des forces contraires. De quoi s'agit-il ?
Pas le temps !
Qu'est-ce qui freine l'adoption de pratiques durables rapidement et à large échelle ? Depuis le temps qu'on en parle, qu'on planifie et décrète, pourquoi n'y a-t-il toujours pas un seul pays ou une seule ville réellement sans voiture polluante, et souveraine alimentairement ? Parce qu'il faut être patient ? Impossible, toutes les études montrent qu'objectivement on doit changer nos pratiques au plus vite.
Le frein, serait-ce simplement une minorité de profiteurs sans scrupules qui soudoient habilement les personnes qu'il faut pour conserver leur droit d'abuser de la nature et de l'Homme et rester ainsi en position dominante ? Peut-être, mais cela n'explique pas tout. Car ces abuseurs ne se sont pas concertés, il n'y a pas vraiment de complot mondial, de dominance d'une pathologie auto-destructrice chez les humains. L'Homme n'est pas que prédateur. Ce serait trop facile. Il est aussi bienveillant. Les découvertes scientifiques du 20e siècle ont permis d'accélérer de manière impressionnante les flux de biens et de services. Ceux qui ont les moyens financiers peuvent tout avoir et ceci presque tout de suite. Grâce à Internet, aux avions, aux satellites, aux lasers, aux nanotechnologies, aux biotechnologies et au nucléaire, la planète est devenue un village global. Mais pas un écovillage. Un village qui souffre et délire. Car les gens à la tête des grands groupes d'influence n'ont pas eu le temps de s'attaquer aux problèmes de la crise économique mondiale que pof! voilà le problème des catastrophes nucléaires qui refait surface, et hop! l'opinion se désintéresse des problèmes économiques. Comme dans le Titanic, les réactions sont désorganisées, à la va-vite, sans recul. Tout le monde est débordé.
A la tête des grands groupes qui dominent ce monde, il y a essentiellement des entrepreneurs habiles regroupés en communautés de pratiques. Tous pensent que s'ils ne jouent pas selon les règles imposées par leurs concurrents, qui consistent à combiner l'honnêteté globale avec des petites touches d'opportunisme sans scrupule, ils seront éjectés de la scène et d'autres moins scrupuleux encore les remplaceront. Alors ils ferment parfois les yeux. Pourquoi tant de problème ? La concentration des pouvoirs. Au contraire, dans le modèle de gouvernance proposé dans l'Ecopol, le but est justement de répartir le plus possible la gestion des ressources (voir article gouvernance) entre de nombreux petits responsables autonomes et bien coordonnés.
L'inertie est notre frein
Le vrai problème fondamental ? Les règles de l'économie de marché ne sont pas assez adaptées au respect des humains et de l'environnement. Tout va trop vite. Nous sommes sur un Titanic sans capitaine. L'inertie du système est bien réelle. Ce frein-là est plus intéressant à étudier pour en tirer des enseignements. Dans ce contexte d'inertie, deux concurrences déloyales sont à l'oeuvre. La première, c'est donc bien la défaillance de la régulation des marchés économiques. Elle résulte de l'absence de conscience pour bien poser les limites de l'usage des technologies accélératrices. C'est cette immaturité collective face à ces outils puissants qui renforce les oligarchies d'abuseurs. D'où les sentiments populaires largement répandus que "le monde est injuste" et que "les bonnes initiatives sont soit étouffées soit détournées de leur sens".
Certes, les règles étaient moins justes et moins bien appliquées il y a 50 ans qu'aujourd'hui. Mais avec le développement de ces technologies accélératrices, les enjeux à tous les niveaux sont encore bien plus importants aujourd'hui qu'hier. Plus tout va vite, plus l'humanité et la nature sont fragilisées par des régulations défaillantes des marchés. C'est une spirale négative.
Par ricochet, la deuxième concurrence est celle d'un état assistantialiste. Car comme le dit bien Albert Jacquard, "L'objectif affiché [de la société actuelle] est de devenir un "gagnant", comme si un gagnant n'était pas, par définition, un producteur de perdants" (J'accuse l'économie triomphante, 1995). Des laissés-pour-compte, inaptes à se prendre en main. Ils ont alors besoin d'aide. Aide que vont charitablement donner ceux qui ont préalablement accumulé les richesses, via les gouvernements et les fondations de bienfaisance. Les personnes ainsi assistées perdent leurs habitudes de prendre des initiatives. Les gouvernements achètent la paix sociale, faute de mieux. La responsabilité individuelle et le commerce équitable sont remplacés par de l'aide sociale pour ceux qui n'y croient plus. Et leur nombre augmente.
Si ECOPOL était dans un lieu existant
Le budget de démarrage est d'environ 10 millions d'euros, pour 100 à 500 pionniers et 10 000 visiteurs par an. Prenez un quartier d'une petite ville, de Tunisie par exemple, qui a vécu une belle révolution pacifique pleine d'espoir en 2011. Injectons ces ressources : argent, pionniers compétents, visiteurs qui font tourner l'économie locale. Environ la moitié du quartier est occupé par cette nouvelle dynamique. Ecole pour tous, travail pour tous, système informatique pour tous. Mêmes règles, équité des chances pour tous. Il faudra négocier avec les habitants du quartier. Les amener à apprécier les règles de fonctionnement. Mais s'ils ne les acceptent pas, que faire ? Des demi-mesures ? Des compromis ? Un temps d'adaptation ? Ou une rupture nette, en les relogeant ailleurs ? Si c'est comme ça, où iront-ils ? Auront-ils un point de chute ? Allons-nous les payer pour rebondir ailleurs ? Accepteront-ils ? Combien réussiront à s'intégrer ? Vous avez une autre idée ? Venez en discuter dans le forum de cet article. Car après plus de 30 ans d'expériences pratiques, d'entretiens avec des sociologues et praticiens, toujours pas de solution en vue dans un lieu avec des gens déjà installés avant le début d'Ecopol. En tout cas pas avant d'avoir pu donner une démonstration sur 10 à 25 ans que la formule ne fonctionne à large échelle que si les règles de bases sont strictes : économie fonctionnelle, pas d'héritage, obligation de développer formellement ses compétences. Si ces règles sont optionnelles, cela fera trop de cas spéciaux, de règles non respectées, d'injustices, et au final on retombe sur les deux concurrences déloyales. C'est ce que vivent les lieux symboliques que sont Auroville et Findhorn. C'est ce que ce vivent les participants aux réseaux de l'économie solidaire et du microcrédit : on y constate des règles passablement défaillantes sur certains points-clés, et une part significative des habitants qui vivent d'aides sociales. Pas partout, pas tout le temps. Mais suffisamment, et toutjours pour les mêmes raisons : un environnement défavorable, gangréné par les deux concurrences déloyales.
ECOPOL dans un lieu nouveau
Dans un lieu où personne n'habitait avant le démarrage d'Ecopol, les abus répétés sont sanctionnés par une exclusion. C'est dur, mais cela n'enlève en rien la cohérence sociale et éthique du propos. Car tout le monde peut y tenter sa chance. Il n'y a qu'un vrai risque : seule une part infime des candidats résidents deviendra résidente autonome après quelques années d'expérience, et beaucoup partiront après quelques mois d'essai. Selon les statistiques de l'association Smala qui a géré 35 maisons communautaires en Suisse romande depuis 1993 sous ma responsabilité dans cet esprit, environ une personne sur 15 à 25 a réussi à s'intégrer et à apprécier durablement la démarche. Les autres sont trop dépendants des concurrences déloyales. Et sur ceux qui y parviennent, seul un tiers reste. Les autres considèrent que cela a été une très bonne expérience, mais poursuivent leur route pour diverses raisons : opportunité professionnelle ailleurs, conjoint préférant une vie en famille qu'en communauté, études... L'intérêt de passer de la situation de maison communautaire à celle de pôle communautaire avec des centaines voire des milliers d'habitants, c'est justement une plus large palette d'options de travail, l'intimité pour les familles, etc.
A noter enfin que plus il y aura de candidats, plus la communauté sera stable. Cela aussi, nous l'avons expérimenté dans la gérance Ecovie de Smala. Stable au sens de réduction du nombre d'entrées et sorties, augmentation des succès de l'intégration de nouveaux arrivants, et au final une équipe qui fait corps, ensemble, avec ses forces et ses faiblesses. C'est assurément une dynamique reproductible à différents endroits sur Terre.
Conclusion : célébrons la théorie des jeux
C'est beaucoup plus difficile de faire évoluer les choses quand des gens sont déjà installés. Et tant que les crises ne sont pas assez fortes, il y aura toujours une minorité de lobbies pour manipuler l'opinion publique. Ils évitent ainsi une remise en question fondamentale des règles du jeu qui leur assure une position dominante.
On dit que "sur le fumier fleurit la rose". Il est vrai que même dans les environnements les plus glauques, des personnes exceptionnelles émergent. Mais pas des groupes exceptionnels. Et surtout, les oeuvres de ces personnes exceptionnelles survivent difficilement. C'est pour cela que, si on revient à l'essentiel, c'est à dire à l'esprit collectif de l'humanité, si on veut faciliter l'enfantement d'une dynamique positive, il faut la couver dès le début. La proposition est d'incuber Ecopol, comme des parents avec une bonne expérience de vie protègent leurs enfants et leurs donnent petit à petit la force d'affronter le monde. Ainsi on peut assurer une sélection naturelle réaliste : la loi du plus coopératif. C'est le principe de la théorie des jeux. Elle dit en résumé que ceux qui survivent sont ceux qui pratiquent le principe de coopération, de réciprocité et de pardon.
Et dans une société où les croyances qui colonisent notre esprit sont émises par une majorité de gens désemparés, proposant des demi-mesures, les freins sont trop forts pour relever les défis de l'écologie. Les bonnes initiatives sont soit étouffées, soit détournées de leur raison d'être. Une initiative globale protégée peut être utile à tous, pas seulement à ceux qui y vivront.
Ce n'est pas ainsi que les écolieux comme Auroville et Findhorn ont démarré. Ni les réseaux de l'économie solidaire. Ils ont démarré dans un environnement défavorable, et ils ont souffert de la présence de nombreux vers dans la pomme, de mauvais départs à de nombreux égards. Essayons de voir si Ecopol fera mieux. Qui ne tente rien n'a rien.
Encarts de cet article
Libéral communisme : non merci !
La majorité des dirigeants de grandes entreprises pensent "mieux vaut d'abord faire le requin, et une fois bien installé, redistribuer charitablement ses richesses en aidant les pauvres à se remettre des discriminations structurelles subies". Ce sont des libéraux qui combattent leurs concurrents en ne respectant que partiellement les règles du marché. Les paradis fiscaux, par exemple, sont des moyens de contourner les règles du marché. Sitôt riches, ils redistribuent une partie de leurs pactole, tels les bons princes. Ils utilisent souvent les mêmes termes que dans ce livre : encourager les micro-initiatives, l'esprit d'entreprise sociale, le commerce équitable. Cela prête à confusion. Mais si on creuse on constate leurs abus. C'est bien simple : être riche de plusieurs millions ne peut être que le résultat d'un abus ou d'un héritage indu. Même rêver de gagner à la loterie, ce n'est pas une bonne idée. Cela génère de mauvais rêves. Des rêves d'argent indûment gagné. Mais dire cela, c'est politiquement très incorrect. C'est tabou. Il y a encore des tabous. Le vrai tabou, c'est que la charité ne peut être le résultat d'un commerce inéquitable. C'est un principe de cause à effet. Trade not aid disait l'ancien président américain Bill Clinton dans sa tournée en Afrique en 1998. J'étais là sur l'ile de Gorée, l'ile des esclaves devant Dakar, quand il a fait son discours. Négociez, n'aidez pas. Dans un environnement libéral communiste, aux prises avec les deux concurrences déloyales, en pleine inertie, le défi de la négociation pour le commerce équitable est trop grand, même si parfois il peut donner de bons résultats. Mais dans un environnement protégé comme celui proposé par Ecopol, il est envisageable que quasiment tous les échanges soient équitables.
Les gens qui participent à l'aventure d'Ecopol sont informés que c'est cette dynamique qui leur est proposée. Non pas un modèle libéral-communiste d'abus puis de charité, financé par de grands investisseurs qui ont reçu des fonds indûs. Mais un vrai mode de fonctionnement micro-entrepreneurial, financé par des milliers de petits et moyens épargnants qui croient en cette idée. Un projet mis en oeuvre par des milliers de résidents pratiquants de la simplicité volontaire, où les défaillances de la régulation sont traquées collectivement, souplement sur la forme, fermement sur le fond.
Non-alignement
Avant en Yougoslavie, on n'avait pas de liberté d'expression, mais on avait à manger, du travail, la sécurité sociale, le respect. On pouvait aller dans tous les pays du monde avec notre passeport, sans visa, sauf une dizaine de pays sur terre. Et la libéralisation des marchés est passée par là. Maintenant en Bosnie on a la liberté d'expression, et c'est tout. On n'a plus à manger, plus de travail, la violence dans les rues, l'absence de respect. Et avec notre passeport, on ne peut plus voyager que dans une dizaine de pays.
Paroles d'un chauffeur de taxi d'origine bosniaque à Grandvaux, Suisse, mars 2011. PS : ce livre n'est en aucune manière une apologie du socialisme à la soviétique. C'est au contraire la mise en valeur d'une culture de non-alignement politique et culturel propre à la Yougoslavie des années 1950 à 1980. J'y ai vécu plusieurs mois, à 16 ans, dans les derniers mois de cette époque particulière du non-alignement. J'ai pu y constater les réalités de vie des non-alignés. Comme le propose aussi l'Ecopol, la Yougoslavie essayait d'échapper aux deux concurrences déloyales que sont l'économie de marché dite libérale avec une régulation défaillante et l'assistance sociale dite communiste. Une cinquantaine de pays participaient alors à cette dynamique, et la qualité de vie y était globalement bien meilleure. Parmi eux de grands pays comme l'Indonésie et le Nigeria. Le reste du monde était pris dans une guerre froide entre capitalistes et communistes. La liberté d'expression étant aujourd'hui facilitée par l'omniprésence d'Internet, il semble possible de réconcilier non-alignement et démocratie participative.
Concurrences déloyales : chiffres et exemples
- l'évasion fiscale des multinationales fait perdre aux pays en développement 125 milliards d’euros de recettes fiscales, soit 4 fois le montant nécessaire estimé par la FAO pour éradiquer la faim.
- 1% des plus riches mondiaux disposent d'un revenu cumulé égal à celui des 57% les plus pauvres.
- chaque année de nombreuses firmes multinationales sont condamnées pour non respect de la concurrence.
Exemple de prestations fournies plus souvent aux grandes entreprises qu'aux petites en échange de la création d'emplois
- contrepartie d'aides fiscales,
- priorité sur l'achat ou la location d'un terrain,
- exclusivité de fourniture des établissements publics.
Les intérêts privés sont plus forts que le bien commun. Dans notre réalité économique, il est difficile pour les petites entreprises de survivre.
Sources : http://www.ccfd-terresolidaire.org
Vivre au Bhoutan
Le Bhoutan est un pays où on peut à peine fumer, parce qu'il n'y a pas de marchands de cigarettes. Lorsqu'on est stressé la seule solution est la méditation. On ne peut passer des heures et heures devant la télévision tout simplement parce que ça n'existe pas. Le troc est beaucoup pratiqué.
C'est un pays que certains qualifieraient d'arriéré, cependant il existe des initiatives nouvelles. C'est un pays où les concurrences déloyales n'existent guère.
L’une des particularités du Bhoutan est sa recherche du bonheur à travers l’amélioration de son bonheur national brut ou BNB[1]. Là où la majorité des gouvernements se basent sur la valeur du produit national brut (PNB) pour mesurer le niveau de richesse des citoyens, le Bhoutan a substitué le BNB pour mesurer le niveau de bonheur de ses habitants. Cet indice, instauré par le roi Jigme Singye Wangchuck en 1972, se base sur quatre principes fondamentaux, piliers du développement durable, à savoir : la croissance et le développement économiques responsables ; la conservation et la promotion de la culture bhoutanaise ; la sauvegarde de l'environnement et la promotion du développement durable ; la bonne gouvernance responsable.
L'exception qui confirme la règle
Un autre chiffre qui est significatif nous est donné par une des fondatrices du projet Ecopol, Marie Jane Berchten. Elle a été responsable administrative d'une des sections régionales de la lutte suisse contre le crime organisé. Dans ce contexte, elle a constaté qu'un mouvement financier en dessous de 10 millions échappe à la surveillance des banques. Donc typiquement, un groupe mafieux qui n'a pas de lien avec une organisation terroriste, mais ne fait que blanchir de l'argent, et qui va faire de nombreux mouvements financiers de quelques centaines de milliers de dollars ou d'euros, va passer en dessous du radar des malversations financières que les banques vont spontanément signaler. Idem pour les évasions fiscales des bénéfices des grandes enreprises. En résumé, il suffit donc de morceler en plein de petits morceaux pour passer ce qu'on veut. Et ça c'est fréquent. Et typiquement on a là un exemple où les concurrences déloyales sont très fortes. Comment voulez-vous dans ce contexte assurer la pérennité d'initiatives honnêtes ? Très difficile, sauf dans quelques niches commerciales, comme les produits Weleda de l'anthroposophie (chiffre d'affaire annuel de 300 millions d'euros), qui est une des exceptions qui confirment cette règle.