Internet et les réseaux militants
Dès son essor, l'usage d'Internet a été caricaturé comme une « machinisation » des êtres humains en général et des associatifs en particulier, esseulés, livrés seuls à une machine dont ils ne seraient que de poussives extensions de chair... Mais il faut recontextualiser cette problématique avec l'effacement de la militance dans les années 1990 au profit d'une culture de réseau plus souple et évolutive, dont les avatars ont eu une expression visible dans des mouvements comme celui des sans-papiers, des chômeurs et des altermondialistes. Dans ces exemples-là, Internet a été un outil (parmi d'autres) qui a permis d'éviter l'emprise d'organisations pyramidales et de leurs bureaux.
La culture de réseau pourrait être définie ainsi : des personnes coopèrent autour d'un projet précis en apportant un savoir-faire (ou savoir-être ou connaissance) tout aussi précis. Le lien est basé sur des échanges d'égaux à égaux et sur le volontarisme. Une fois le projet réalisé, généralement, les personnes se dispersent... jusqu'au projet suivant.
C'est Gilles Deleuze et Félix Guattari qui ont, parmi les premiers (on pourrait trouver d'autres sources : Diogène dans son opposition à Platon, le nietzchéisme, le fouriérisme, le mouvement coopératif, la beat génération américaine, la construction/déconstruction des clans de nomades dans certaines cultures...), théorisé l'essor d'une forme d'organisation en réseau au travers de leur concept de « rhizome » dans le livre Mille Plateaux (éditions de Minuit). À la relecture, je mesure le trop grand optimiste des auteurs qui ont écarté toute possibilité d'entropie et qui ont négligé l'importance de la communication – la déperdition et l'incompréhension qui souvent en découlent. Il ne suffit pas de vouloir pour pouvoir, de trouver des lieux communs pour les partager et de se rencontrer pour agir : les « machines désirantes » sont écrasées au final plus que ce que croyaient ces auteurs dans les années 1970 par, tout simplement, la fatigue existentielle, le travail salarié aliénant... Néanmoins le texte des auteurs était un pari optimiste et volontariste, qui trouve aujourd'hui des applications concrètes dans le combat social et culturel contre un capitalisme qui broie des milliards de personnes sur la planète.
Il faudrait en effet faire preuve d'amnésie pour mettre sur le compte du seul Web la profonde transformation du militantisme (des ex-militants, car nous dissertons autour d'une tombe... Plusieurs faits le montrent dans les pays occidentaux : la désertion des partis construits autour d'une idéologie au profit des fans clubs autour d'un ou d'une candidate ; le tout émotionnel et le « tout-affinitaire » qui remplacent une réflexion (et/ou conviction) durable, etc.). Dans la seconde moitié des années 1990, la culture de réseau a pris le pas sur les bureaucraties des organisations classiques (et là Deleuze et Guattari avaient vu juste).
Le mouvement des chômeurs, des sans-papiers, leurs soutiens se sont confrontés aux vieilles organisations syndicales qui voulaient que tout le monde reste dans leurs rangs. Cette époque est terminée, plus aucun jeune (et moins jeune) ne veut leur obéir : c'est une bonne nouvelle pour la démocratie réelle. Le récent congrès de la CGT ne doit pas faire oublier, par exemple, que ses répercussions sur le terrain sont souvent mineures – les militants de la vénérable centrale connaissent les enjeux locaux mais très peu les enjeux nationaux lorsqu'on les questionne. Ceux qui sont actifs sur le terrain fonctionnent davantage en réseau qu'en obéissant à des mots d'ordre d'en haut (dont la plupart ne connaissent pas l'existence) et les coordinations contre les licenciements qui ont fleuri ici et là en sont l'exemple récent le plus éclatant.
Internet a accompagné la culture de réseau. Des faits précis ? Des mailing-lists comme celles de « grain de sable » (Attac), ac-forum, no-vox ont permis aux militants de communiquer directement entre eux sans passer par la case « contrôle de l'information » de la bureaucratie. Il faut savoir que loin d'être un jouet de riche, Internet est également utilisé par les plus pauvres d'entre les pauvres. Les sans-terres du Brésil se servent du Web pour se coordonner entre collectifs, contre la répression des potentats locaux, contre les narco-trafiquants notamment dans la région de Sao Paulo. Dans ce cas-là, Internet suit ou accompagne une pulsion de (sur)vie (le site du Mouvement des sans-terre explique l'usage et l'utilité d'Internet de leur point de vue). Individuellement, ils n'ont pas les moyens d'avoir Internet mais passent par des associations ou par leur réseau de soutien(http://www.mstorg.brf).
Les exemples en Europe existent également, je n'en citerai que quelques-uns :
- Le Réseau Éducation Sans Frontière en France – réseau d'associatifs qui se sert du net comme un outil de prévention, parmi d'autres, des expulsions d'enfants sans papiers et de leur famille ;
- Le « No Berlusconi Day » qui a réuni plus de cinq cents mille manifestants le samedi 5 décembre à Rome. Le mouvement est parti le 9 octobre d'un appel sur le site communautaire Facebook ; cette coordination a permis d'affirmer des valeurs que les partis de la gauche italienne ne parviennent plus à faire entendre ou à faire vivre (la situation est plus complexe en Italie, mais ne peut être résumée par un texte aussi court dont ce n'est pas l'objet. Je pense, rapidement, que sans le mouvement altermondialiste, autonome et sans le Parti communiste italien actuel (j'insiste sur actuel !) qui a discrètement assuré la logistique du mouvement « No Berlusconi day », ce serait l'effondrement.) ;
- Le mouvement altermondialiste qui se coordonne essentiellement sur le net ;
- Le mouvement autour des logiciels et systèmes libres qui conçoit les différentes versions de GNU/Linux, par exemple Ubuntu 9.10 tout récemment disponible ;
- Le mouvement contre la loi Hadopi, etc.
Raphaël M.