L'Homo Numericus habiterait Genève
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Pierre Mounier est l'auteur du livre Les maîtres du réseau. Directeur-adjoint du Centre pour l’édition électronique ouverte CLEO/Revues.org, il est le fondateur et l'éditeur du blog Homo Numericus, qui traite des enjeux de société liés aux technologies numériques. Cet article a été rédigé dans le cadre du premier concours « Netizenship - Décris-moi la citoyenneté numérique », organisé par la fondation Ynternet.org en été 2010.
« Si j’avais eu à choisir le lieu de ma naissance, j’aurais choisi une société d’une grandeur bornée par l’étendue des facultés humaines, c’est-à-dire par la possibilité d’être bien gouverné, et où chacun se satisferait de son emploi, nul n’aurait été contraint de soumettre à d’autres les fonctions dont il serait chargé : un État où tous les particuliers se connaîtrait entre eux, les manœuvres obscures du vice ni la modestie de la vertu n’eussent pu se dérober aux regards et au jugement du public, et où cette douce habitude de se voir et de se connaître, fît de l’amour de la patrie l’amour des citoyens plutôt que celui de la terre ». Au moment d’entamer son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Jean-Jacques Rousseau choisit par une dédicace de rendre hommage à sa patrie natale, la République de Genève, dont il célèbre les vertus démocratiques et qui lui permet, dit-il, de définir les contours d’un gouvernement exemplaire. L’expérience de la citoyenneté telle que la décrit Rousseau est passablement exotique pour le Français que je suis, pour qui cette expérience est davantage théorique que pratique, plus déléguée à l’État qu’« appropriée » par l’ensemble des citoyens, opaque plutôt que transparente, et en tout cas, bien peu fondée sur l’« amour des citoyens », surtout sous certains gouvernements…
« Elle est bien plus familière en revanche, pour l’internaute que je suis devenu, qui fit l’expérience dès ses premiers pas dans le cyberespace de ce qu’on pourrait appeler une citoyenneté de proximité. Cette citoyenneté dont la définition ne suppose pas l’État, s’épanouit dans les mille espaces collectifs, de plus ou moins grande taille, plus ou moins élaborés, qui forment la véritable structure d’Internet : listes de discussions, forums publics, blogs où naissent de véritables espaces de discussion, espaces de partage et systèmes collaboratifs comme les wikis, jusqu’à Wikipédia qui constitue, à mon avis, l’exemple le plus élaboré à l’heure actuelle de ce qu’est la citoyenneté numérique.
« C’était il y a presque dix ans. J’avais créé mon site Web, Homo Numericus, quelque temps auparavant, que je concevais comme beaucoup de gens à l’époque, à la main, page par page, avec un logiciel de conception de site du type Dreamweaver. Puis je découvre l’univers des CMS, ces logiciels de gestion de contenus sur le Web, qui permettent de publier très facilement des articles sur un site. Bien entendu, je commence par tester le standard de l’époque : Phpnuke, mais qui me rebute du fait de sa complexité technique et des nombreux bugs qui en empêchent le fonctionnement. Et voici Spip, Système de Publication pour l’Internet Partagé, un logiciel libre aussi, mais beaucoup plus facile à installer et utiliser, disposant de nombreuses fonctionnalités et d’un système de gabarits permettant de personnaliser facilement l’apparence de son site.
« Mais ce n’est pas pour ses qualités techniques que ce logiciel m’a plu et que je l’ai adopté. C’est bien plutôt la qualité de la communauté humaine constituée par l’ensemble de ses utilisateurs et de ses développeurs qui m’a séduit et l’accueil fait au newbie que j’étais sur la liste de discussion des utilisateurs du logiciel. Contrairement à ce que l’on dit mécaniquement, l’expérience de la citoyenneté ne se vit pas dans le secret de l’isoloir – c’est une expérience anecdotique – mais bien plutôt dans la « mise en commun des paroles et des actes », selon la belle expression d’Hannah Arendt, que constitue l’insertion au sein de collectifs humains. Or, jusque là, mon expérience des collectifs – partis politiques et associations – était peu engageante, faite pour l’essentiel de réunions un peu glauques à deux pelés et trois tondus après les heures de bureau. Sur la liste de discussion de Spip, j’ai trouvé au contraire ce qui constituait à mon grand étonnement un véritable espace public, dynamique et vivant, rassemblant toujours plus de personnes – plus de mille quatre cents aujourd’hui – , échangeant toutes sortes d’informations et d’opinions sur tous les sujets relatifs au logiciel : des trucs et astuces pratiques bien sûr, mais aussi de véritables discussions sur les orientations générales du développement du logiciel, sur la notion de logiciel libre et plus largement sur la régulation d’Internet mais aussi, plus étroitement, sur la régulation de la liste elle-même.
« C’est en effet une caractéristique importante de ce type de liste qu’une partie des messages construisent des discussions « méta », sur la manière dont les échanges doivent se dérouler sur cet espace ; les comportements acceptables et ceux qui ne le sont pas, comment gérer les innombrables conflits qui émaillent ces échanges, comment permettre à tous de participer, et surtout, comment auto-réguler cet espace sans chef, gouvernement ni police. En bref, ce qu’on appelle la nétiquette. J’ai donc d’abord fait l’expérience d’un collectif ouvert, sans barrière, et basé sur l’entraide, c’est-à-dire permettant à l’utilisateur, aidé par d’autres lorsqu’il débute, d’être très rapidement en position d’aider à son tour, et de faire évoluer sa participation à la communauté vers des formes plus élaborées : rédaction de documentation, organisation de formations et d’événements, actions de communication, partage de gabarits, jusqu’à l’écriture du code lui-même. Une vidéo1 montre l’agrégation, année après année, de nouveaux développeurs qui viennent aider à la programmation du logiciel, sur la base du seul volontariat.
« Autrement dit, j’ai trouvé là un espace collectif accueillant au nouveau venu et mettant concrètement en œuvre une véritable politique d’intégration, plutôt inverse de celle que nous expérimentons actuellement au sein des espaces nationaux. Je dois donc dire que c’est sur cette liste, cette « Cyber-Genève » en quelque sorte, et quelques autres espaces publics en ligne où je me suis investi depuis, que j’ai fait mon éducation politique en ligne. Celle-ci s’est faite au moyen de l’apprentissage concret parce que basé sur la proximité, d’une sociabilité particulière qui me semble être au fondement de la citoyenneté numérique. Le sociologue Nicolas Auray a montré, à propos de la communauté des développeurs et des utilisateurs de la distribution GNU/Linux Debian, que celle-ci devait s’appréhender comme une cité politique ayant adoptée ses propres lois.
« Internet est une zone de non-droit » ; « Internet est un danger public parce que c’est la possibilité pour n’importe qui de dire n’importe quoi », c’est le « tout à l’égout de la démocratie ». Les déclarations abruptes, prononcées par quelques personnalités politiques ou médiatiques, témoignent de l’incapacité de ceux qui dominent un espace public traditionnel, structuré par l’État-nation et les mass media, à comprendre les lois fondamentales de fonctionnement d’Internet. Car celui-ci n’est pas réductible à des « tuyaux », ni même à des « autoroutes de l’information » comme on le disait dans les années 1990, expressions impliquant un flux héraclitéen, un écoulement perpétuel sans permanence ni résidence, qui n’autorise donc aucune politique possible, sinon imposée de l’extérieur desdits tuyaux. Internet est un cyberespace, c’est-à-dire d’abord un espace, et même un espace habité et public, comme le proclamait JP Barlow en 1996. Mais là où La Déclaration d’indépendance du cyberespace faisait fausse route, c’est lorsqu’elle construisait un espace politique unifié en miroir inversé de cet autre, dominé par « les géants fatigués de chair et d’acier ».
« Il faut bien plutôt se représenter le cyberespace comme un espace fragmenté, en millefeuilles, où se juxtaposent des centaines de millions d’espaces autonomes, auto-régulés, et aussi en interaction les uns avec les autres. Des listes de discussion aux forums, des blogs aux wikis, des BBS aux réseaux sociaux, de Usenet au Web 2.0, des jeux massivement multijoueurs aux univers virtuels, c’est la même histoire qui se joue, selon des modalités différentes : c’est la construction d’espaces politiques locaux et interconnectés, c’est l’apprentissage invisible pour des centaines de millions de gens d’une sociabilité de proximité et d’une citoyenneté à taille humaine. Cette citoyenneté, je l’ai apprise sur la liste Spip il y a dix ans – en cyber-papy que je commence à devenir, tandis que des millions de jeunes sont, d’une manière ou d’une autre, en train de l’apprendre à leur tour dans World of Warcraft et sur Facebook. La sociologue Danah Boyd a d’ailleurs bien montré, à propos de ces derniers réseaux, quel rôle important ils pouvaient jouer dans la construction de l’identité en société des adolescents qui en sont les principaux utilisateurs.
« C’est très exactement à ce niveau que se pose, à mon avis, la question de l’éducation à la citoyenneté sur Internet : celle-ci passe moins par des injonctions globales à respecter des lois nationales abstraites (droit de propriété intellectuelle, droit à l’image), que par l’apprentissage à participer à la vie d’un espace collectif concret qui se donne à lui-même ses propres lois. Etre un citoyen, pensait Rousseau, ce n’est pas obéir aux lois, c’est obéir aux lois qu’on se donne. La question doit être posée dans les mêmes termes, mais dans des conditions matérielles différentes à l’heure des technologies numériques : ces technologies sont-elles ouvertes ou exclusives, favorisent-elles des relations sociales conflictuelles ou coopératives et, avant tout, encouragent-elles l’autonomie ou l’hétéronomie ?
« Le cyberespace est le contraire du « village global » que prédisait McLuhan. Gibson se le représentait plutôt comme une sorte de métropole virtuelle « glocalisée » : faite d’un réseau de communautés différenciées mais inter-reliées dans un espace informatique et sémiotique commun. L’expérience de la citoyenneté qui en découle peut-être positive ou négative. Certaines communautés sont ouvertes et accueillantes, comme celles que j’ai eu la chance de connaître, d’autres sont intolérantes et violentes, abominables pour certaines d’entre elles. Il reste que ce paysage nouveau, dans sa diversité, définit les conditions concrètes dans lesquelles nous exerçons notre citoyenneté aujourd’hui. Nous habitons Genève. Il va bien falloir s’y habituer. »
Copyright Pierre Mounier sous licence d'Art Libre - août 2010
Sources et notes
Historique du développement de SPIP from mortimer on Vimeo