La vision socio-économique
Notions-clés: entrepreneuriat social,animation socioculturelle,fonds publics,modèle économique,autonomie,investissement,économie sociale.
Si nos équipes ont pu stimuler la création d'un grand nombre de projets chez des publics variés, c'est parce que nous avons toujours cru en la capacité de chacun à entreprendre. Forts de cette croyance, nous avons toujours encouragé l'implication et la collaboration des bénéficiaires dans nos lieux d'accueil. Pour éveiller cette culture d'acteur chez les personnes accompagnées, nos structures devaient fonctionner différemment des structures d'animations habituelles.
La première idée a été de mutualiser un certain nombres d'espaces et de services, pour libérer la créativité des uns et des autres. Dès le début, notre vision des relations socio-économiques s'est appuyé sur le principe suivant : un loyer bon marché, mais des charges plus élevées que la moyenne, mais incluant des services et de l’appui aux projets des habitants.
Concrètement, nous proposions des chambres et ateliers-bureaux dans les ruches Smala à des tarifs et des frais de fonctionnement sensiblement en-dessous des coûts du marché. En revanche, nous ajoutions des charges supérieures à la moyenne. Au lieu de demander aux cohabitants de payer des charges uniquement pour l'eau, l'électricité et le chauffage, nous avons assez vite ajouté le nettoyage des espaces communs, l'achat d'aliments et de produits de base (huiles, sucre, cafés, papier toilette, produits de nettoyage...). Payer pour le nettoyage et les aliments de base a permis d’éviter l’écueil assez courant des tournus de responsabilités bénévoles (chacun son tour), trop difficile à appliquer.
Nous nous arrangions pour compter large, afin d'avoir une marge budgétaire en cas de coups durs. Avec ces petits fonds de solidarité, le comité a toujours stimulé les membres à monter des projets socioculturels : cours, expositions, visites de lieux pédagogiques, stages... Nous mettions les fonds à disposition sous forme de garantie de déficit. Parallèlement, nous sollicitions les institutions publiques, au cas par cas, pour des soutiens sur ces mêmes projets.
Dès le début, notre action a contribué à « réconcilier » les divers domaines de l'action d'intérêt public. Fait inhabituel dans le secteur socioculturel, nous habitions sur notre lieu de travail. Nous y mélangions expositions et accueil de personnes socialement fragiles. Nous agissions comme des passerelles entre aide à la création d'entreprise, intégration sociale, activités artistiques, formation à l'innovation, sensibilisation aux causes humanitaires.
Ce melting-pot nous a rendu « inclassables » au niveau des administrations publiques, et cela n'a presque pas changé en 20 ans.
Sommaire
Un modèle d'animation original mais peu conventionnel
Depuis 1994, nous présentons nos résultats aux institutions publiques de notre région, en montrant qu’ils sont une solution concrète et originale répondant au besoin de (re)créer le vivre ensemble. Nous les sollicitons pour qu'elles reconnaissent nos services comme suffisamment utiles pour financer notre fonctionnement annuel, ainsi qu'elles le font pour des organisations qui ont fait leurs preuves dans le domaine social, culturel ou socioculturel.
Malheureusement, même si les services que nous fournissons servent la chose publique, même si les employés des administrations saluent notre démarche utile pour la région, il leur est difficile de trouver une « case » dans les budgets pour réellement couvrir les charges d'administration générale de notre structure et ainsi décharger un peu les responsables bénévoles. Notre démarche est trop transdisciplinaire. L'activité considérée comme la plus proche de notre démarche, c'est l'animation socioculturelle. Mais nous nous percevons avant tout comme des entrepreneurs socioculturels et non comme des animateurs. La distinction n'est pas si facile à intégrer dans les rouages administratifs, organisés sur un autre mode d'attribution des aides.
A Lausanne, comme dans la plupart des grandes villes des pays industrialisés, centre socioculturel ne rime pas avec lieu de vie. Les usagers de ces centres viennent principalement pour y bénéficier d’activités de cours, de spectacles, d’occupations ludiques pour enfants petits et grands. Le soir, les animateurs rentrent chez eux. Ils sont salariés, et non pas micro-entrepreneurs. De même, les espaces de travail pour micro-entrepreneurs indépendants ne proposent pas de logements mais juste des bureaux. Quant aux communautés intentionnelles prêtes à accueillir du public pour des séminaires, des stages, de l’insertion sociale ou professionnelle, elles ne sont presque jamais considérées comme éligibles à des financements communaux pour l’animation socioculturelle. Elles sont généralement hors du centre-ville, dans des lieux de retraites.
Cela s'inscrit dans un héritage historique. En occident et particulièrement dans les démocraties sociales comme la Suisse, l'Allemagne ou les pays scandinaves, l'émergence des centres d'animation socioculturelle date des trente glorieuses (1950-1980). Au début, le terme consacré était centre de loisirs. A partir des années 1980, la méthode d'animation socioculturelle sur fonds publics a privilégié l'emploi de salariés dûment formés en sciences sociales et/ou pédagogiques, selon des critères précis pour un encadrement de qualité.
Dans la formation des professionnels d'assistants sociaux, d'animateurs socioculturels, de pédagogues et mêmes d'artistes, les étudiants doivent apprendre à se distancier des bénéficiaires des prestations sociales et culturelles. Il y a d'un côté celui qui fournit la prestation, de l'autre celui qui la reçoit. Cela a évidemment l'avantage d'éviter les drames qui peuvent découler de relations trop fusionnelles, de liaisons dangereuses, de déviances, d'abus.
Mais cela a le gros désavantage de créer un cloisonnement dans lequel les personnes sont soit aidées, soit assistantes, avec des rôles qui ne pourront évoluer. Les décideurs considèrent qu'avoir des animateurs qui habitent sur place peut générer des problèmes relationnels et la confusion des genres. Mais le risque peut aussi devenir une opportunité, à condition de mettre en place les règles de bonne gestion. C'est ce que nous avons fait, avec succès. C'est pourquoi nous demandons aujourd'hui la reconnaissance de cette autre manière d'animer, non pas comme une méthode concurrente au modèle actuel, mais comme une autre possibilité. Car elle a fait ses preuves.
Un modèle économique qui vise l'autonomie
Les centres de coopération et de cohabitation dans l’esprit Smala ont un modèle socio-économique en trois parties :
- La première, des subventions publiques annualisées, pour employer des administrateurs socioculturels afin de soutenir la gestion rigoureuse des activités. S'ils sont employés sur une période limitée à 5-7 ans, cela leur permet aussi de se constituer un bon réseau pour se lancer ensuite comme micro-entrepreneur ;
- La seconde, un fonds public de soutien aux projets des micro-entrepreneurs indépendants. Ce fonds ne constitue pas une part infime des budgets mais au moins la moitié des subventions publiques dédiées à l'animation socioculturelle. Pour distribuer ces fonds, des personnes ayant fait leur preuve comme entrepreneuses socioculturelles, et disposées à accompagner ces porteurs de projets en proximité, jusqu'à leur autofinancement ;
- La troisième, ce sont les sources de financements privés : revenus sur les projets eux-mêmes, en partenariat avec les porteurs de projets. Dans l'article sur les entrepreneurs sociaux (acte 3), nous donnons l'exemple de la fondation Summit. Partie de rien, elle a développé un service écologique autofinancé et d'utilité publique, comme Smala. Elle génère ainsi plus de 90 % de ses revenus par des factures (et non par des subventions). Ils couvrent l'équivalent de 3 employés à plein temps.
Combien d'entreprises de ce type pourraient être incubées chaque année, localement voire mondialement, grâce à un ou des fonds publics de soutien à l'entrepreneuriat social ?
Des subventions indispensables pour faire levier
Depuis longtemps, nous encourageons les élus porteurs de programmes politiques progressistes à financer des expériences pilotes comme les nôtres, des centres communautaires ouverts 24 heures sur 24, offrant de vrais débouchés à ceux qui sont différents mais utiles à la société, à ceux qui cherchent d'autres voies et ont un potentiel d'entrepreneur au service du bien commun.
Le constat que nous faisons, au regard de notre expérience dans l'accueil et l'animation, c'est qu'il existe des centaines de personnes qui ont l'esprit d'entrepreneurs sociaux et ont besoin d'un coup de pouce financier pour démarrer une activité de micro-entreprise socioculturelle sur 2-3 ans. Nous les avons souvent retrouvés exclus de toute possibilité d'obtenir un appui.
Rien qu’à Lausanne, les subventions pour l’animation socioculturelle représentent, en 2014, plus 10 millions de francs pour une quinzaine de centres socioculturels. Plus de 80 % de ces fonds permettent de financer les salaires et la location de locaux. Les fonds d'appuis aux projets distribués par des commissions d'experts représentent une portion minime des budgets pour les activités socioculturelles. Les pratiques d'incubation sont encore en devenir.
Smala propose une vision plutôt différente du modèle économique actuel, avec des lieux dans lesquels les gens cohabitent et coopèrent en servant le bien commun, l’intérêt public, tout en ayant le statut d’entrepreneurs indépendants. A l’époque, nous étions donc « hors des cadres institutionnels », en marge de la quasi totalité des fonds publics. Pour compenser, nous faisions preuve d'une hyperactivité.
Par exemple, entre 1993 et 1995, nous avons accueilli environ 40 000 visiteurs dans le Labyrinthe de 32 pièces-cuisine (avec galerie d’art, café, ateliers), nous avons organisé une trentaine d'expositions collectives réunissant plus de 300 artistes au total. Nous avons offert des logements pendant des périodes allant de un mois à trois ans à une centaine d'entrepreneurs socioculturels en devenir. Environ 15 % de notre budget provenait de fonds publics.
A titre de comparaison, les 12 centres socioculturels lausannois de l'époque avaient en moyenne un budget couvert à plus de 80 % par les fonds publics, pour des résultats comparables. Ce qui faisait vraiment la différence, c'était le fait que nous habitions sur place. Cela impliquait une animation spontanée. Il ne s'agissait plus seulement d'un travail, mais bien d'un choix de vie, d'une vocation. Avec cela, tous ensemble nous déplacions des montagnes.
Des soutiens qui nous ont permis d'innover
Certains hommes politiques et journalistes, comme la syndique Yvette Jaggi[1], la directrice des écoles Doris Cohen-Dumani, ou le rédacteur en chef du quotidien régional Gian Pozzi, partageaient notre vision d’équilibre entre entreprendre avec obligation de résultats et servir le bien commun. Ils nous ont apporté un précieux soutien moral.
De plus, pour assurer un bon suivi et diversifier les revenus, nous avons eu la chance de bénéficier dès le début d’un magnifique élan de solidarité de la part de gestionnaires de haut vol, dont certains ont ensuite fait de brillantes carrières. Ils ont assumé des responsabilités bénévoles, puis modestement rémunérées, pour la gestion comptable, la rédaction de rapports, la gestion informatisée des adresses de nos 500 membres, etc. Au début, c’était assez innovant pour une petite association comme la nôtre.
Parallèlement, dès 1995, c'est un organe lointain et supérieur, qui, intrigué par le dynamisme de nos activités, décide de « payer pour voir ». La Confédération suisse, via le fonds d'appui aux projets de jeunesse Suisse-Europe de l'Est, finance un de nos projets visant à dupliquer notre modèle2. Pour ce faire, elle monte un partenariat avec le Conseil suisse des activités de jeunesse. Conquise, elle réitérera à deux reprises son soutien, aidant la création de quatre centres de créativité dans les pays de l'Est de l'Europe. Nul n’est prophète en son pays.
En même temps, vue notre approche transdisciplinaire, nous touchions également le domaine culturel. Mais les fonds publics pour les arts sont surtout attribués à des projets d'excellence, qui n'ont rien à voir avec ceux de nos artistes résidents. Idem avec les aides au logement ; les critères de soutien imposent de ne pas inclure d'ateliers, ni de bureaux d'associations. Enfin, les budgets pour l'aide publique à l'innovation financent principalement des start-up et les institutions académiques.
Pour une petite équipe citoyenne et multidisciplinaire comme la nôtre, il semblait presque impossible de réunir, à la même table, les directions des services culture, social, innovation et emploi pour prendre des décisions concertées de soutien durable. A l'exception du 22 mai 1996.