Les deux grands modèles économiques
modèle, économie, loi de Moore, CREQ.
Sommaire
La culture privatrice domine dans le showbiz
Le show-business, une expression chargée de sens. Les films qui passent dans la plupart des cinémas, les musiciens célèbres : voilà des produits de l'industrie du show-business. Dans ce monde de stars, les auteurs cèdent leurs droits à des producteurs et/ou éditeurs, qui les monnayent auprès des distributeurs. Vous avez déjà vu ces chiffres impressionnants : un milliard de recettes pour le dernier film hollywoodien qui vient de sortir, deux cents euros la place pour assister au concert de la superstar qui fait sa réapparition après sa cure de désintox'. Là, interdit de copier, c'est du vol ! La publicité le dit bien au début des DVD : vous n'iriez pas braquer une banque, alors pourquoi copier un DVD ? C'est kif kif mon gars, tu copies, tu vas en taule ! Point barre.
Le showbiz concentre intérêts privés d'un petit groupe de producteurs et d'actionnaires. C'est l'ancien modèle, encore dominant, du commerce du spectacle divertissant, attirant, et servant les intérêts de ce que l'on surnomme des majors, une poignée de grands groupes qui se disent victimes de ceux qu'ils traitent de pirates, les copieurs, pour les stigmatiser.
Avec Internet, ce modèle « privateur » s'érode. Les artistes sont de moins en moins satisfaits ; ils réalisent qu'il sont pris au piège par leurs maisons de production. Une fois dans le système, ils ne peuvent même plus choisir de donner des créations (une chanson, un film ou une illustration) dont ils sont les auteurs afin d'encourager un événement ou une cause qu'ils souhaitent soutenir. Leurs maisons de production (ou d'édition) sont les seules autorisées à diffuser leurs créations, selon les termes qu'elles ont choisis, les contrats comportant généralement des clauses d'exclusivité.
Libre versus privateur
Le schéma suivant décrit les deux tendances. Dans les faits, la frontière qui les sépare est floue, car nous sommes en phase de transition globale. Le modèle du Libre est déjà largement défini et documenté, mais il reste compris uniquement par une minorité. Une fois qu'il est compris, rare sont ceux qui reviennent en arrière.
Etape de vie d'une information | Modèle de gestion à tendance privatrice | Modèle de gestion à tendance libre |
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Ce qui conditionne le tout: la conception et le développement de l’œuvre | Dopage, spéculation, grands espoirs, secret de fabrication, compétition. | Développement organique, petit à petit, modeste (« dans son garage »), ouvert, coopératif. |
Une fois mon œuvre créée, quel mode de gestion et quelle licence seront les plus efficaces ? | Contrôle basé sur l’exclusivité, création d’une pénurie artificielle, cession des droits des auteurs à des promoteurs/éditeurs. | Confiance basée sur quatre libertés fondamentales, reconnaissance des auteurs à chaque étape de contribution, toutes les évolutions sont possibles. |
Quel mode de diffusion de l’œuvre ? | Concurrence, bénéfice à court terme, vente du droit d’usage d’un produit | Coopération et compétition constructive (alias coopétition), vente du service autour d’un produit (conseil, formation, adaptations sur-mesure, veille) |
Quel impact social, culturel et économique global dans la société de l'information? | Dynamique de :
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Dynamique de :
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Conjecture de Moore : le pivot entre les deux modèles
Dans les magasins d'électronique, pourquoi le coût des ordinateurs baisse-t-il autant et si vite, pendant qu'augmente leur puissance ? Gordon Moore a trouvé la réponse à cette question dès les années 1960, avant même que nous ne nous la posions. Né le 3 janvier 1929 à San Francisco, il est l'un des cofondateurs d'Intel, premier fabricant mondial des semi-conducteurs et transistors qui équipent les ordinateurs. Moore a réalisé des calculs visant à démontrer que la puissance de traitement des données numériques est désormais multipliée par deux tous les douze à vingt-quatre mois, dans trois domaines : vitesse de traitement, capacité de stockage et puissance. C'est pour cette raison que les disques durs, ordinateurs et téléphones en vente sur le marché baissent de prix et augmentent chaque année en capacité de traitement et de stockage. Dès les années 1980, excitées par l'affirmation de Moore, les start-ups pressées de l'économie numérique ont incité les investisseurs à miser avant les autres sur des marchés de niche du numérique : Amazon pour la vente en ligne, Skype pour la téléphonie, Google pour les moteurs de recherche, Facebook pour les réseaux sociaux… À court terme ces capital-riskers sont certes financièrement perdants, mais par la suite les clients des nouveaux géants du numérique, une fois devenus dépendants du produit concerné, auront les plus grandes difficultés à changer d'environnement. Une preuve simple : combien d'utilisateurs ont-ils réussi à quitter MS-Office (MS-Word, MS-Excel, MS-Powerpoint) pour la suite bureautique libre OpenOffice.org, offrant pourtant à 99 % les mêmes fonctions ? Une fois rendus captifs, les clients rendent l'éditeur bénéficiaire, car les coûts de fabrication tombent en dessous des profits potentiels. C'est exactement le cas de Microsoft, Google, Amazon, eBay… Au-delà de l'attirance naturelle pour la nouvelle économie du numérique, la conjecture de Moore a donc déterminé l'argument le plus raisonnable qui justifie d'investir massivement dans une start-up Internet.
Ainsi se manifeste le passage d'une économie de la rareté à une économie de l'abondance. Libre à chacun aujourd'hui d'ouvrir un compte Google et de disposer d'un espace mémoire très important, sans autre contrepartie immédiate que celle d'apprendre à utiliser un outil pour lequel il finira par devoir payer – un jour ou l'autre et d'une manière ou d'une autre.
Mais ce n'est qu'une conjecture, et non pas une loi. Car cette théorie se heurte à plusieurs limites, qui prédisent un effondrement possible de ce modèle d'investissements massifs dans des technologies aujourd'hui trop chères mais permettant de rendre les clients captifs. Ces limites se fondent notamment sur les faits suivants :
- La micro-électronique devrait arriver au stade de l'atome avant 2020. Ensuite, il ne sera plus possible de faire plus petit. Les alternatives, comme l'informatique quantique, sont trop instables et dysfonctionnelles, malgré des années de tests.
- Les matériaux rares comme le silicium, indispensable pour les microprocesseurs d'Intel qui équipent nos ordinateurs et téléphones, sont disponibles sur Terre en quantité limitée ;
- Le recyclage n'est que partiel et la pollution électronique commence à poser de réels problèmes ;
- Accessoirement, les besoins en électricité augmentent bien plus vite que les réserves de productions disponibles et de nouvelles pénuries sont possibles.
Il est par conséquent possible d'émettre l'axiome schématique et cependant sérieux selon lequel le modèle privateur vise le court terme et le modèle libre s'attache au long terme. Ceci sans même aborder la question des monopoles privés et de la menace qu'ils font peser sur la démocratie.
Crise de remise en question, alias CREQ
Commencer à pratiquer les modèles socio-économiques du Libre, c'est souvent les adopter. Mais pour y parvenir, il faut un gros effort. Au début, non seulement on ne comprend pas bien, mais il n'est pas étonnant que l'on ressente de la répulsion face à ces nouvelles dynamiques. Il faut en effet, à cette occasion, remettre en question la vision qu'on avait de la propriété des idées, du mode de développement d'un produit ou d'un projet et de la manière d'échanger avec ses semblables.
L'écrivain Bernard Werber[1] décrit ainsi cette profonde crise de remise en question, alias CREQ :
« L’homme est en permanence conditionné par les autres. Tant qu’il se croit heureux, il ne remet pas en cause ces conditionnements. Il trouve normal qu’enfant on le force à manger des aliments qu’il déteste, c’est sa famille. Il trouve normal que son chef l’humilie, c’est son travail. Il trouve normal que sa femme lui manque de respect, c’est son épouse (ou vice-versa). Il trouve normal que le gouvernement lui réduise progressivement son pouvoir d’achat, c’est celui pour lequel il a voté.
« Non seulement il ne s’aperçoit pas qu’on l’étouffe, mais encore il revendique son travail, sa famille, son système politique et la plupart de ses prisons comme une forme d’expression de sa personnalité. Beaucoup réclament leur statut d’esclave et sont prêts à se battre bec et ongles pour qu’on ne leur enlève pas leurs chaînes.
« Pour les réveiller il faut des CREQ, « Crises de Remise En Question ». Les CREQ peuvent prendre plusieurs formes : accidents, maladies, rupture familiale ou professionnelle. Elles terrifient le sujet sur le coup, mais au moins elles le déconditionnent quelques instants. Après une CREQ, très vite l’homme part à la recherche d’une autre prison pour remplacer celle qui vient de se briser. Le divorcé veut immédiatement se remarier. Le licencié accepte un travail plus pénible…
« Mais entre l’instant où survient la CREQ et l’instant où le sujet se restabilise dans une autre prison, surviennent quelques moments de lucidité où il entrevoit ce que peut être la vraie liberté. Cela lui fait d’ailleurs très peur. »
C'est pour cette raison que la transition d'un modèle privateur à un modèle libre s'effectue par à-coups, par sauts de puce, comme autant de petites secousses, selon le principe deux pas en arrière (stress, peur), trois pas en avant (remise en question, ouverture).