Préface de Gian Pozzy
Drôle de gaillard, ce Théo Bondolfi. Pas très doué pour rester assis passivement sur un banc d'école. Un regard différent sur la discipline, l’autorité, l’encadrement. Rétif au savoir précuit et préemballé. Un individualiste, sûrement, mais un individualiste collectiviste, soucieux d’associer, de rassembler, de partager. Partager, c’est sûrement le mot-clé.
C’est en tout cas l’impression qu’il m’a donnée quand, dans les années 1990, un soir, par hasard, je l’ai rencontré dans son antre de Tir groupé, sous les toits d’un vieil immeuble historique du centre de Lausanne, sa ville natale. Il ne devait avoir guère plus de 20 ans et j’ai été frappé par son énergie, son enthousiasme, sa foi en ce qu’il faisait. Que faisait-il d’ailleurs ? Je ne le sais pas. Je l’ai vu entouré de jeunes gens de son âge, accueillants et souriants tout comme lui, qui s’adonnaient à des activités pour moi mystérieuses. J’ai attendu 2011 pour lui demander : « Au fond, c’était quoi ce machin, Tir groupé ? » Reste que le bonhomme me fascinait. Il parlait un langage tellement différent des autres jeunes de sa génération qui ne s’appelait pas encore X ou Y : il croyait en lui, en son réseau d’amis, en l’humanité.
Tir groupé, m’a-t-il expliqué, était une plate-forme de rencontre et d’échanges créatifs, du Web avant le Web. Son fil rouge était déjà le métissage, les bonnes pratiques, l’hybridation de multiples domaines de l’art, de la technique et de la pensée. Il fallait bien que ce fût du sérieux puisqu’en 1999, à 27 ans, Théo s’est vu décerner un prix reconnaissant son travail d'entrepreneur social, à Pretoria, par des ONG et agences de l'ONU.
L’école, il l’a snobée, me semble-t-il. En quelque sorte, il n’en avait pas besoin pour aller très loin dans sa quête de savoir et son besoin incoercible de le partager. Un autodidacte authentique. Un wikipédien avant l'heure peut-être. De quoi dispenser ensuite des formations continues un peu partout. Un jour, il rentrait du Sénégal, une autre fois du Brésil, toujours souriant, toujours enthousiaste, toujours animé par le besoin de convaincre. La seule école qu’il ait vraiment faite avec application, si j’ai bien compris, c’est celle de clown avec Jango Edwards. L’examen final consistait à faire rire une troupe de quatre cents enfants. Allez-y, vous m’en direz des nouvelles ! C’est en apprenant le métier de clown qu’il a appris à gérer des situations complexes, à mettre en harmonie le corps et l’esprit, à être un leader, un acteur, une force de proposition.
Dans ce rôle, Théo Bondolfi s’est successivement trouvé dans les métiers de metteur en scène, de photographe, d’animateur socioculturel, de curateur de galerie, de chef de projet pour la reconstruction dans des pays d'Europe de l’Est sur mandat de la Confédération, de chef de projet encore dans le cadre de la coopération nord-sud au Sénégal, comme revitaliseur de friches en sa ville de Lausanne, de défenseur des consommateurs. Il a appris plusieurs langues, bien sûr. Sur le tas. Ces multiples expériences ont convergé pour lui permettre de développer de rares compétences de dynamique de gestion, de communautés de pratiques et de communautés virtuelles. Sans doute, il n’est pas le seul à avoir acquis de telles compétences, mais il se distingue de ses semblables par son travail de transition vers la durabilité.
« Et à quoi ça sert, Théo ? » « Ça contribue à la durabilité du projet humain. Ça permet de prendre conscience qu'on vit dans un monde aux ressources limitées. » L’Internet bien compris, bien utilisé, peut y contribuer, assure-t-il. Mais l’Internet n’est rien sans l’homme. Théo Bondolfi a foi en l’homme, pas en la machine. L’Internet n’est qu’une étape, il attend impatiemment la prochaine, celle où l’homme utilisera son cerveau pour communiquer par télépathie et télékinésie. L'Internet, dit-il, n’est qu’une taquinerie de Mère Nature pour nous coincer devant un ordinateur dans nos efforts pour communiquer avec nos semblables, le prix à payer pour mettre plus de conscience dans la science, de cesser de développer la science davantage que la conscience.
Un manuel des bonnes manières
Tout cela sur Théo pour en venir à cet ouvrage, Citoyens du Net. Quand j’en ai vu les premières pages, j’ai tout de suite pensé à un manuel d’initiation aux bonnes manières sur le Net. Un manuel qui devrait être distribué dans les écoles, les cours de formation continue auxquels s’astreignent les professionnels de tous les domaines, à l’Université populaire où les gens dits du troisième âge continuent à perfectionner leurs savoirs. Ce livre est destiné à toutes les personnes en quête de sens, qui ont véritablement besoin d’en savoir plus. Il devrait aussi ravir un public grandissant d’utilisateurs du logiciel libre, de donneurs d’alerte, de tous ceux qui travaillent dans la culture du copyleft, de tous ceux qui incarnent la citoyenneté numérique.
C’est un ouvrage collectif, ça va de soi, comme tout ce que fait Théo Bondolfi. Il en est l’inspirateur, le chef d’orchestre, l’imagin'acteur. Il a passé des années à mûrir ce projet. Il en a fait un manuel global, un formidable instrument d’inclusion numérique. Dans ce sens, Citoyens du Net n’est évidemment pas un ouvrage achevé. Il se renouvellera sans fin grâce aux contributions de tous ses lecteurs, mais toujours avec ce fil rouge : la transition vers la durabilité économique et sociale. Il sera complété, adapté, librement décliné afin de rester toujours d’actualité dans dix ou vingt ans.
Pour ma part, journaliste blanchi sous le harnais, le monde de la communication globale, l’avenir numérique, les perspectives de l’Internet m’échappent encore très largement. Mais en feuilletant cet ouvrage – pas besoin de le lire de la première à la dernière page, on peut commencer par n’importe quel chapitre – je l’ai trouvé d’une simplicité limpide. Les textes, les idées qu’ils véhiculent s’imposent au cœur autant qu’à l’esprit. C’est peut-être justement de cela qu’a besoin la génération Y, celle des digital natives qui ont grandi dans l’ère de l’informatique et de l’électronique grand public, celle qui en est si naturellement imprégnée qu’elle en oublie de se poser la question : « Ça sert à quoi ? »
Citoyens du Net ? Un livre nécessaire.