Sagesse des foules

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intelligence collective, sagesse des foules



Définitions :

  • Intelligence collective : elle se base sur l'échange et l'influence réciproque issus du débat – forums, communautés virtuelles constructives et transparentes... Elle ne contribue pas nécessairement à un projet commun ;
  • Sagesse des foules (crowdsourcing: notion basée sur l'esprit de contribution de nombreux anonymes à un projet commun, sans qu'ils ne se connaissent ni n'interagissent nécessairement.


Au commencement, tout était simple : à qui souhaitait acheter des denrées alimentaires, il suffisait de se rendre directement chez un paysan ; les produits passaient d'une main à l'autre. Aujourd'hui, la chaîne de distribution alimentaire s'est considérablement ramifiée : il est difficile de dresser une liste exhaustive des intermédiaires, acheteurs, grossistes, sous-traitants ou conditionneurs qui interviennent avant qu'un produit alimentaire n'arrive tout emballé sur les rayons du supermarché. Loin de sa simplicité originelle, l'écosystème est devenu complexe.

Wikipédia, la plus grande encyclopédie contemporaine, compte aujourd'hui 16 millions d'articles rédigés dans plus 270 langues. Fort de plus de 300 millions de pages vues chaque mois, c'est l'un des sites Web les plus consultés au monde, désormais considéré comme aussi fiable que l'Encyclopaedia Britannica. Combien d'employés pour cet indéniable succès ? Une trentaine, dont aucun n'est rémunéré pour écrire des articles de l'encyclopédie. Par contre, elle compte 100 000 contributeurs volontaires actifs.

Si GNU/Linux, un système d'exploitation élaboré à partir d'une base coopérative et volontaire, devait être développé selon des méthodes traditionnelles, cela coûterait aujourd'hui plus de 10 milliards de dollars. Il est de plus en plus largement utilisé, par le contrôle aérien jusqu'aux systèmes téléphoniques, en passant par les centrales nucléaires ou certains véhicules automobiles. Comment expliquer ces deux miracles économiques ? Quelles perspectives ouvrent-ils ?


La révolution de la co-création à grande échelle

Ronald Coase, dans un célèbre article intitulé « The Nature of the Firm », expliquait dès 1937 que la formation de structures telles que les entreprises et les administrations répondait à la nécessité de réduire les différents coûts de transaction normalement exigés sur le marché. Dans les années 1990, la globalisation de l'économie a suscité une baisse de ces coûts de transaction, laquelle a stimulé l'outsourcing. Cette décroissance des coûts de transaction se fera le moteur de la transformation des entreprises, qui commenceront alors à fonctionner en réseau. Aujourd'hui, avec le crowdsourcing, la baisse des coûts de transaction est proportionnelle à l'accroissement de l'efficacité des solutions techniques proposées. C'est la notion même d'entreprise qui opère sous nos yeux une redéfinition radicale.

Prenons l'exemple d'une quarantaine d'entreprises, dont Procter & Gamble, utilisant le site InnoCentive afin de résoudre certains « défis » liés à l'innovation. Elles ont ainsi accès à un important volume de contributeurs potentiels, sans même avoir à les employer. Jeff Weedman, vice-président en charge de la recherche pour le groupe Procter & Gamble, le confirme : « P&G emploie neuf mille chercheurs. Cela peut sembler beaucoup. Mais il existe un million et demi de scientifiques et de chercheurs spécialisés dans nos domaines de recherche dans le monde. Que faire ? Se contenter des neuf mille ou utiliser le million et demi restant ? »

Cet accès illimité à l'intelligence collective est l'une des clés du monde en réseau. Grâce à ces nouveaux paradigmes, l'économie parvient à s'affranchir de nombreuses contraintes d'ordre matériel. Weedman enfonce le clou : « Ce changement de modèle économique évite de dépenser de plus en plus pour la recherche et le développement avec des retours sur investissement de plus en plus faibles. » Aujourd'hui, plus de 50 % des innovations de P&G sont crowdsourcées. C'est un véritable tremplin pour la créativité et l'innovation.

Le caractère immatériel des nouvelles transactions n'est pas nouveau. L'information – par définition immatérielle – est au cœur de nombreux produits. De nombreuses sociétés cotées en Bourse ancrent leur activité dans la production immatérielle, comme l'explique Seth Godin : « Il y a vingt ans, les cents premières entreprises du classement Fortune 500 tiraient leur richesse de l'exploitation des sols ou de la transformation de matières premières […] Aujourd'hui, seules 32 de ces entreprises fabriquent des objets […] Les 68 autres travaillent surtout sur des idées ». Il est cependant possible d'établir un lien étroit entre production immatérielle et matérielle.

Quand l'immatériel se matérialise

Un article du magazine Wired, intitulé Atoms are the new bits, rappelle comment trois bricoleurs réunis dans un garage des années 2000 ont pu donner naissance à de véritables usines miniatures – « micro-factories » – et y fabriquer des voitures, des drones, voire même un réacteur à fusion nucléaire, potentiellement capable de produire de l'énergie propre. L'expertise, désormais, se singularise et devient plus largement accessible. L'économie de l'échange et de la production est en train de faire place à une économie de pollinisation et de contribution. De nombreux domaines sont concernés : les télécommunications, l'éducation ou les biotechnologies mais aussi l'architecture et l'exploitation minière. Si la plupart de ces initiatives, qui utilisent des outils collectifs, sont en open source – chacun est libre de reproduire et de modifier une idée – , elles peuvent aussi rapporter de l'argent. La rentabilité et le partage ne sont pas antinomiques.

Un nouveau modèle économique

Transformation de la propriété intellectuelle qui devient droit de distribution dans l'économie des biens collectifs, mise à disposition gratuite de logiciels et de prototypes, travail collaboratif non rémunéré… Les nouveaux paradigmes ont de quoi ébranler les tenants du modèle économique classique. Il n'est guère surprenant que les gouvernements cherchent à verrouiller et à réglementer les réseaux selon les anciens paradigmes de la propriété intellectuelle, au risque d'ignorer et de se priver de leur potentiel d'innovation. Or, les produits issus de l'open source, parce qu'ils effacent la pénurie artificielle créée par les entreprises verrouillant le marché de l'innovation, sont moins chers et souvent plus fiables que les autres. Là aussi, cette fiabilité repose sur le nombre des contributeurs. En effet, plus les concepteurs/utilisateurs d'un produit sont nombreux, plus ses failles éventuelles sont rapidement détectées et réparées.

En amont, ce nouveau modèle économique repose sur la participation volontaire d'individus non-rémunérés. Qu'est-ce qui les motive ? Chris Anderson rappelle que l'ennemi des créateurs est l'obscurité. En s'insérant dans un projet collaboratif, certaines personnes pourront être reconnues à leur juste valeur. Elles en éprouveront une grande satisfaction. Cette forme de travail collaboratif répond aux besoins se trouvant au sommet de la pyramide de Maslow : créativité, résolution de problèmes, estime de soi. Une personne ayant prouvé sa valeur aux yeux de ses pairs n'aura aucun mal, ensuite, à vendre ses services.

Pour être appliqués comme ils le méritent, les nouveaux paradigmes n'exigent ni adoration béate, ni méfiance excessive. Simplement, le monde numérique ouvre un champ de possibilités sans précédent. Il se fait force et espace de changement.

Pour enraciner l'installation de ces nouveaux modèles, l'actuelle crise économique et financière peut agir comme un catalyseur. L'essayiste Yann Moulier-Boutang, dans L'abeille et l'économiste, explore la métaphore de l'abeille et de son œuvre de pollinisation, c'est-à-dire, en termes économiques, la diffusion gratuite d'idées et de solutions. La pollinisation est difficilement quantifiable : « Ne cherchons pas à mettre un prix sur tout ce qui est hors de prix », écrit le sage apiculteur. Pourtant, sans pollinisation, pas de production. La démocratisation du savoir permet l'industrialisation de l'information. Au sein de ces nouveaux paradigmes, une autre question essentielle mérite donc d'être explorée : qui est productif et qui ne l'est pas ?

Répondre à de nouveaux défis

Au sein des économies mondialisées, le déséquilibre se creuse entre bénéficiaires du système et laissés-pour-compte, entre pays auxquels profite l'innovation et nations auxquelles elle échappe. Les pays qui restent sur la touche du grand jeu économique représentent pourtant quatre milliards de personnes. La base de la pyramide (BOP) pèse un poids encore considérable. Et ces pays situés au bas de l'échelle du développement ont des besoins gigantesques auxquels l'économie traditionnelle a montré son incapacité à répondre. Ces pays se trouvent de facto dans une situation de dépendance économique accrue : leur dette est colossale. D'autres solutions existent toutefois. Là où des ONG, voire des gouvernements ont échoué en raison de leur modèle économique, une approche globale et collaborative serait à même de fonctionner. La notion de réseau est essentielle, d'autant plus lorsque interviennent des enjeux socio-économiques. « L'éradication de la pauvreté passe par la création de richesse », affirme le journaliste Andrew Mwenda. Grâce à la mise en réseau, de plus en plus d'initiatives d'entrepreneuriat social parviennent à réaliser les mêmes économies d'échelle que les grandes entreprises ; par exemple en partageant des apports technologiques ou en co-produisant des biens et des services. Mais aussi par la diffusion et la popularisation de nouveaux standards de production, lesquels, une fois le grand public conquis, seront acceptés par les institutions. Elles permettent ainsi de créer les conditions propices au développement endogène des pays concernés, afin qu'ils soient en mesure de « libérer leur énergie et leur créativité » (Muhammad Yunus).

Ici, les enjeux sont immenses : ils ont pour noms changement climatique, accès à l'eau potable, pauvreté, accès à l'éducation et aux soins. Ils requièrent une action concertée et transdisciplinaire. Grâce aux réseaux, aux deux milliards d'utilisateurs d'Internet – dont un milliard dans les pays émergents – , l'imagination et le savoir-faire des foules sont maintenant à disposition. Il faut les utiliser sans tarder. Plus besoin de réinventer la roue.


Encadré : Le crowfunding

Le nombre potentiellement important de contributeurs présents sur les réseaux numériques peut être utilisé pour financer les projets les plus divers. Même si, individuellement, les sommes versées sont modestes, le nombre des versements permet de rassembler rapidement une somme importante. Cette stratégie a été récemment utilisée pour financer certaines enquêtes ou entreprises journalistiques (http://www.jaimelinfo.fr/ - https://www.propublica.org/site/donate/ ).

Fin d'encadré

Références bibliographiques

  • Chris Anderson, Free: The Future of a Radical Price
  • Ronald Coase, The Nature of the Firm (article, Economica)
  • Don Tapscott, Grown Up Digital: How the Net Generation is Changing Your World
  • Don Tapscott, Wikinomics, How Mass Collaboration Changes Everything
  • James James Surowiecki, Wisdom of * Crowds
  • Yochai Benkler, The Wealth of Networks: How Social Production Transforms Markets and Freedom * Yann Moulier Boutang, L'abeille et l'économiste